... grelotter d’un coup, et se blottir sous une couverture, accorder du temps et de l’indulgence aux gens pressés et intolérants, se souvenir qu’un camionneur lors de la grande tempête qui coucha tous les arbres de la forêt de Paimpont et d’ailleurs avait vu un groupe de vaches s’envoler dans les airs bien au-dessus de son pare-brise d’après les témoignages publiés par Ouest France, essayer d’avoir le débit de paroles de la spirituelle et mutine Marie Dubois dans Tirez sur le planiste, saliver devant les plats simples tels que de belles tomates farcies ou une brandade de morue ou un hachis parmentier fait maison, faire à quarante ans passés une nouvelle robe à sa poupée chauve début de siècle, trinquer dans un bar de bord d’autoroute avec des chauffeurs de poids lourds, voir des formes étranges dans les nuages ou dans le papier peint ou sous ses paupières pressées avec les pouces, rire au souvenir de la mésaventure de ce jeune homme en vélo sur une route africaine que freinait par-derrière à coup de patte une jeune lionne facétieuse et qui battit pour le coup des records de vitesse debout sur les pédales, vider discrètement son verre d’un mauvais soda dans un palmier en pot, se battre avec constance avec le pied de chèvre cuit avec son sabot et sa fourrure qui vous est échu au hasard d’un service, sourire aimablement à la personne qui vient de vous parler sans que vous ayez saisi un mot de ce qu’elle a bien pu vous dire, détester le tutoiement d’office, écouter avec tendresse ce vieux monsieur si heureux d’avoir trouvé une oreille accueillante pour pouvoir raconter sa guerre de 14-18 et son évasion miraculeuse, s’asseoir au serein venu au milieu d’un promontoire herbeux entouré d’un cirque de montagnes aux lignes horizontales reliefées de végétation sombre et plonger dans la contemplation d’un paysage tranquille et néanmoins tourmenté, regarder une femelle d’écureuil roux et ses petits s’ébattre joyeusement dans un pré avant de sauter d’arbre en arbre à la queue leu leu, écouter clabauder la pluie dans une gouttière, croquer un petit -beurre Lu en commençant par les quatre coins, toucher du bois pour prévenir ou déjouer le malheur mais passer volontairement sous une échelle et ne pas craindre d’être treize à table ou de renverser du sel sur la nappe, ouvrir patiemment les boulettes de déjection du grand-duc, ressentir les sentiments du GI Robert Mitchum et de la nonne Deborah Kerr perdus dans une île du Pacifique occupée par les Japonais, avoir dégusté lors d’un grand dîner parisien un chèvreton sorti directement de sa ferme auvergnate et imprimé des tiges de blé sur lesquelles il fut affiné, caresser l’idée que , peut-être, sait-on jamais ? , tout compte fait, à tout prendre, pourquoi pas ?, à tout hasard, éventuellement, ce sentiment qui vous emplit de joie pourrait bien être ce qu’on appelle l’amour,..., sentir encore le poids de sa chatte de gouttière Roulettes sur ses pieds et dans son cou celui de sa chatte de gouttière Julie qui savait si bien vous éveiller d’une griffe savamment enfoncée dans une narine, se souvenir que l’on aimait tellement Django Reinhardt et Luis Amstrong et Billie Holiday, avoir descendu souvent en hiver la rue de Rome vers le lycée Racine sous les boules de neige parfois lestées de cailloux lancées par les garçons qui remontaient de la gare Saint-Lazare vers le Collège Chaptal en étant protégée spontanément par sa grande sœur et une amie costaude, avoir ressenti que rien de mal ne pouvait vous arriver dans l’aura de la bienveillante bonté de certaines personnes, entrer dans un rêve et se dire sans étonnement dans ce rêve qu’on a déjà fait ce rêve , trouver des connivences entre Michelle Pfeiffer et Simone Simon, boire dans ses mains en coupe, regarder les fines poussières danser dans un rai de lumière, lire le Littré ou le Larousse ou n’importe quel dictionnaire pour le plaisir, avoir fréquenté la librairie Maspero au temps où des clients sans vergogne, sûrs de l’impunité, se servaient sans payer, ce qui causa sa ruine, laisser s’enfler sur un nom la houle des images lui donnant corps, avoir la sensation du déjà-vécu, marcher pieds nus sur un carrelage frais, admirer la souplesse élégante du corps longiligne de Henry Fonda se relevant de son fauteuil chez le barbier dans My darling Clementine, se surprendre désagréablement à parler à voix haute dans un lieu public alors qu’on n’aime rien tant que la discrétion, réveillée en sursaut avoir connu des moments de doute sur l’endroit où l’on se trouve et l’heure qu’il est ...,avoir conversé en latin avec des étudiants allemands dans un train espagnol, avoir été poursuivie avec des amis par un couple de paysans armés de fourches parce qu’on se tenait à l’orée d’un pré où il y avait des jonquilles, béer d’admiration devant deux frères noirs américains danseurs de claquettes dans un numéro inégalable, « saucer » son assiette, ce qui ne se fait pas, trouver irrésistible l’orchestre de Ray Ventura et sa Marquise, avoir vu de près Sacha Distel et Brigitte Bardot, l’air très fâché et si belle dans un tailleur court Chanel bleu tendre doublé de Liberty ou de percale fleurie qui attendaient près de la caisse le moment d’entrer comme tout le monde au cinéma Drugstore Publicis des Champs- Elysées, se souvenir de l’émoi tendre avec lequel on lisait les Notes de chevet de Sei Shônagon, écouter Gérard Depardieu prononcer ces simples mots de son étonnante vois douce contrastant avec son corps massif : « C’est une souffrance, c’est une joie », se carapater devant un tourbillon surgi de nulle part qui fonce droit sur vous en entraînant sable, brindilles et poussières dans sa trajectoire, réfléchir sur une idée et la faire lentement miroiter en la scrutant sur toutes ses faces, se sentir humble devant le jeu d’Henri Virlojeux et de Françoise Bette dans Oncle Vania au théâtre de l’Odéon, retrouver la vue claire après une opération de la cataracte, s’entendre dire par un chauffeur de taxi : « Vous devez être au moins institutrice car, quand vous parlez, ça rentre dans la tête » et en éprouver du contentement, avoir appris à repasser avec des fers à repasser en fonte noire que l’on portait à la joue pour en apprécier la chaleur, lutter contre l’envie des petites abdications quotidiennes qui vient avec le vieillissement. croquer sans regrets ni remords les grattons bourguignons bien craquants – résidus croustillants de panne, frite pour en ôter le saindoux -, apprécier le braiement teigneux des ânes, regretter le son des cloches à la volée associé au temps pascal clair et frais et aussi la disparition du sombre glas, se rendre compte que la qualité du silence et des sonorités change quand sont partis les invités même discrets qui occupaient la maison, n’avoir jamais réussi à faire le poirier, chercher des heures durant le mot juste, rechercher un souvenir qui s’obstine à ne pas vouloir remonter à la surface [...]
Françoise Héritier (1933-2017), Au gré des jours, 2017
Editions Odile Jacob,p.17-22
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